FLUX NUMERO 100 # > Artistes, chercheurs et réseaux

 

Créer les conditions d’une expérience de la ville en flux

Stefan Shankland, Nathalie Blanc

Nathalie Blanc : Comment définiriez-vous le métabolisme urbain ?

Stefan Shankland : Je ne suis pas ingénieur spécialiste du « métabolisme urbain ». Je ne suis pas venu au concept de « métabolisme urbain » par une recherche universitaire, scientifique ou urbanistique ; j’y suis arrivé par une approche esthétique, résolument empirique. J’ai rencontré ces réflexions sur les flux métropolitains à partir de mon intérêt d’artiste plasticien pour les déchets, la post-consommation et la transformation de la matière. J’étais intrigué par ce concept de métabolisme urbain, par cette nouvelle approche du quotidien d’une métropole où tout est en flux, mais où il est parfois difficile de s’en rendre compte. J’ai été particulièrement interpellé dans le cadre d’une recherche artistique en cours, à Aubervilliers (93), depuis 2012. J’avais passé six mois à arpenter Aubervilliers et le territoire de Plaine Commune (93) dans l’optique d’y développer une démarche HQAC en lien avec les transformations de ce territoire. J’ai finalement décidé de structurer ma démarche autour des questions d’exportation et d’importation de matières, de biens, d’informations, de populations et de cultures. Aubervilliers est une ville de flux. En tant que ville privilégiée par les primo-arrivants, les Albertivillariens sont originaires de plus de quatre-vingt pays dans le monde. C’est une ville qui « exporte » tous les jours son patrimoine biophysique indésirable (gravats, déchets du BTP, terres excavées, terres polluées, déchets ménagers et industriels). Par ailleurs, en tant que première plate-forme de gros/demi-gros chinois en Europe, Aubervilliers est une ville « importatrice » de biens de consommation, notamment en provenance du Wenzhou considéré comme la quincaillerie du monde. Les data centers, le campus universitaire Condorcet en cours de construction, les marchés locaux, les chantiers de la ligne 12 du métro, les conteneurs maritimes et entrepôts de palettes de manutention présents dans cette proche banlieue parisienne, nous parlent à la fois de flux locaux et de flux globalisés.

« Le monde change l’art... », Stefan Shankland, Aubervilliers, 2013. Photographie : Sylvain Duffard.

Affiche « Le monde change l’art transforme », Stefan Shankland, 2013. Graphisme : Frédéric Teschner.

→ Auberflux

Nathalie Blanc : Quelle approche des flux urbains défendez-vous ?

Stefan Shankland : Je me suis rendu compte, lors de la table ronde de l’Atelier international du Grand Paris réalisée au Pavillon de l’Arsenal, que les chercheurs et les professionnels concernés par la gestion des flux ne sont pas certains que le métabolisme urbain existe. Cependant, il s’agit d’une façon de parler des choses et de se représenter le monde qui est utile. C’est donc une question de culture. Et l’approche culturelle de la ville en tant que métabolisme peut aider à structurer des formes de représentation, à les instruire, à les faire vivre. Où et comment pourrions-nous « éprouver » le métabolisme urbain ? Le vécu, offre la possibilité de concrétiser les choses, et stimule notre imagination, ce qui fortifie nos représentations ! En matière de flux métropolitains, de mutations territoriales, de métabolismes urbains, nous avons un déficit d’expérience et de représentations dynamiques. Nous avons des à priori, des clichés, des données. Peu de vécu et peu de culture. Nous vivons dans un monde en mutation et manquons de concepts et d’images poétiques et plastiques capables de nous aider à nous construire une nouvelle culture du monde en mutation.

À travers les différents projets dans lesquels je suis investi depuis une dizaine d’années, je trouve qu’il est remarquable que les mutations urbaines soient globalement si mal archivées. La ville en mutation est notoirement absente de nos archives. Certes, nous avons les photos d’avant et d’après le chantier. Mais très peu d’images concernant le temps (souvent long) du chantier et de la mutation. Ceux qui ont une expérience de la mutation sont en fait les ouvriers, qui ne sont pas mandatés pour rendre compte de ces mutations. Localement, parmi les services de la Ville ou les habitants, il n’y a pas de mémoire de ces mutations. Sans expérience, pas de mémoire. Il s’agirait de mettre en place les conditions de l’expérience de la ville en flux et, à partir de ces expériences, nous pourrions fabriquer nos représentations de la mutation et des flux de la ville : la dimension sensible, esthétique, permet d’expérimenter, d’en faire une réalité habitée au moins autant que par les chiffres.

Couverture du livre MMM / Musée du Monde en Mutation. Pour une approche esthétique du métabolisme urbain, 2015. Une proposition de Stefan Shankland pour l’usine de traitement des déchets ménagers du Syctom à Ivry-sur-Seine. Graphisme : Frédéric Teschner. Avec la participation notamment de Nathalie Blanc et Sabine Barles.

→ MMM

Couverture du livre L’art en chantier. Stefan Shankland et l’Atelier/TRANS305, 2016.

Nathalie Blanc : Comment la question des « flux » se pose-t-elle dans le domaine de l’art ?

Stefan Shankland : Le mouvement Fluxus préconise la dérive, la promenade, le parcours. Une pratique que j’ai très largement adoptée dans mes recherches artistiques sur ce territoire : la marche comme moyen d’éprouver les flux de la métropole. Fluxus est donc là, quelque part. Mais je ne suis pas parti de cette référence à l’histoire de l’art, pour développer mon travail sur les flux industriels, migratoires ou flux du BTP qui pétrissent le territoire de Plaine Commune. Les exemples que me donnent d’autres pratiques artistiques m’aident à prendre des décisions plus qu’elles ne me servent de références pour construire un propos artistique. À ce titre, je me suis particulièrement intéressé aux artistes qui s’appuient sur leurs pratiques pour conduire une exploration du monde. J’aime la notion de « sculpture documentaire ». Ici le terrain est une matière première – ce qui n’exclut en rien la notion d’auteur. Comment rendre manifeste le monde en mutation ; du visible à l’invisible ? C’est à la fois un regard sur le monde des flux et une vision du monde en tant que flux ou processus que je souhaite proposer.

→ Robert Smithson, Monuments of Passaic

Marbre d’ici – Place du Général de Gaulle, Ivry-sur-Seine. Stefan Shankland, 2015. Photo du tracé au sol en cours de réalisation.

→ Vidéo Marbre d’ici GdG

Nathalie Blanc : Quels sont vos rapports avec la recherche et quelle est la spécificité du travail de l’artiste par rapport à celui du chercheur ?

Stefan Shankland : La recherche fait partie de ma pratique artistique, mais elle se développe selon d’autres modalités que la recherche académique ou scientifique. J’ai été enseignant-chercheur à la University of the Arts à Londres durant dix ans. La notion de « practice-based research » était sans doute la plus appropriée pour décrire cette forme de recherche empirique, intuitive, dont l’objet était moins de créer de nouveaux savoirs que d’élargir le champ de la pratique artistique.

Par exemple, j’ai conduit une recherche autour de la question : « de quoi ai-je besoin pour avoir une pratique artistique ? ». Le résultat de cette recherche s’est formulé par une théorie en quelque sorte des 3P : Place, Process, People. Du moment qu’il y a un lieu fait d’espace et de matière (Place) ; du moment que ce lieu est animé par des processus, de la transformation, du changement (Process) ; du moment qu’il y a des gens, doués de sens, animés d’une intériorité, pétris par des schémas culturels, etc. (People) ; alors nous avons tous les ingrédients nécessaires pour une pratique artistique. Les conséquences de cette recherche ont fondamentalement changé ma pratique et ma façon de penser la place de l’artiste dans le monde. L’atelier et le musée ne détiennent pas le monopole des ingrédients essentiels à la pratique (les 3P). Il existe tout un ensemble de situations dans le monde où ces 3P se retrouvent de façon beaucoup plus active. C’est dans ces situations de ressources qu’il faudrait se mettre au travail. Et c’est ce que j’ai fait. Mon intérêt pour les flux métropolitains, les chantiers, les lieux de traitements des déchets, le métabolisme urbain vient directement de la théorie des 3P : la métropole en mutation est par excellence le lieu des 3P !

3P – Place Process People. Stefan Shankland, 2010.

TRANS_FORM, broderie sur toile, Stefan Shankland, 1995.

Stefan Shankland : J’ai toujours pensé que l’artiste, avant d’être un producteur d’œuvre d’art, était un expérimentateur, un chercheur qui fonctionne à l’intuition, au feeling, et à la prise de risque. Ce sont ces mêmes qualités qui m’ont décidé à faire mes études en école d’art : la pratique artistique en tant que champ de recherche ouverte, de par ses sujets, ses méthodes de travail ou ses résultats ! C’est en complément à cette quasi infinie liberté de la pratique artistique que le concept d’« artiste de terrain » est intéressant. Face à cette perspective complètement ouverte qu’offre l’expérimentation artistique se pose la question de l’ancrage, de la référence, des limites et de la finalité. Je me suis assez vite orienté vers des pratiques qui considéraient le monde « réel » comme étant leur ressource principale – plus que le monde de l’art, l’institution culturelle, l’histoire de l’art. Ces dernières sont des moyens pour se construire des outils intellectuels, logistiques, économiques, historiques, pour aborder le monde. En ce sens, je me reconnais en « artiste de terrain » dont la ressource est le morceau de monde qu’il va explorer et qui va le travailler. Le travail produit appartiendra autant au monde de l’art qu’il sera un nouveau point de vue sur le monde. Et l’artiste appartient autant au monde de l’art qu’il participe au monde tout court. C’est en ce sens que je crois à une approche esthétique du métabolisme urbain. Non pas à l’esthétisation de ce concept ou à son illustration par les artistes, mais à la pertinence de la pratique artistique dans l’exploration de cette façon de regarder et de vivre le monde, le territoire, la métropole : en tant qu’entité de flux, pétrie par des phénomènes de mutation, de transformation. Ce travail artistique participe à nous donner de nouvelles formes, pour rendre manifeste ce vécu du monde en mutation. Il ne s’agit pas tant de participer à l’augmentation de la connaissance, mais d’intensifier notre vécu du monde, de s’impliquer dans la construction d’une nouvelle culture du monde en mutation.

Atelier / TRANS305 - Pour un art intégré à la ville en transformation. Stefan Shankland, 2010. Photographie : Sylvain Duffard.

Affiche TUVALU. Super Terrain, 2015. Pour la démarche HQAC Aubervilliers.

→ Dépliant Tuvalu – ici / ailleurs (pdf)

Nathalie Blanc : Quels sont selon vous les enjeux (politiques) et les modalités (artistiques) d’une prise de conscience des relations de courte et longue portée mises en jeu par nos modes de vie (urbains) ?

Stefan Shankland : Je trouve qu’il y a un enjeu dans la façon dont les ingénieurs s’expriment. Ils sont désormais plus réceptifs aux expressions de métabolisme urbain, d’environnement dynamique. Il s’agit de passer d’une représentation de l’objet à une représentation du processus. Quelle est cette culture du monde en mutation ? Doit-on favoriser une vision d’un monde statique ou dynamique ? Dans le monde de l’art, révéler du réel peut s’avérer politique, mais pas forcément dans le monde réel où l’artiste est encore, et toujours, perçu comme séparé, en marge, au-dessus du réel. D’ailleurs, lorsque je travaille avec des acteurs de terrain (entreprises du BTP, ingénieurs, urbanistes, aménageurs…), je ne dis pas que je suis un artiste ; je préfère que les gens n’aient pas d’image de ce que je suis ; l’artiste, c’est quelqu’un de différent. Moi je veux être dans le même monde que tous les autres qui y travaillent. Tel est l’essence de mon projet politique : je veux devenir un acteur du réel comme un autre. En général, l’art cherche à se distinguer du reste du monde ; moi, je suis pour un art intégré au monde !

Né en 1967 à Paris, Stefan Shankland est un « artiste de terrain » impliqué dans la plasticité des transformations environnementales. Installation dans la baie de Somme d’immenses conteneurs en acier destinés à recueillir les débris industriels des plages de Picardie collectés par les usagers (C-bin, 1998-2000, avec Andrew Sabin), proposition de signes et mobiliers liés à la gestion des déchets de la ville de Whitestable (Public Works, 2000-2005, avec Andrew Sabin), ou plus récemment transfert d’objets urbains dans l’espace d’un centre d’art (TRANSFERT 305, 2008, Centre d’art d’Ivry-sur-Seine, avec la participation de Frédéric Techner), ces projets ont non seulement une dimension plastique mais consistent aussi en un élargissement de la notion de « sculpture » aux collaborations mises en œuvre, tant avec les services publics qu’avec les populations concernées, comme aux représentations qu’elles génèrent. Sa proposition d’un label de Haute Qualité Artistique et Culturelle (HQAC) pour les chantiers de la ZAC du Plateau (TRANS305, Ivry-sur-Seine) entend précisément poser la question de la prise en compte de cette dimension par les pouvoirs publics.

Un thème important du travail de Stefan Shankland est le « métabolisme urbain », i.e. l’ensemble des flux de matières d’une métropole. Stefan Shankland traite des flux de la matière usée, des flux des matériaux de construction, des flux liés à la mondialisation des échanges ainsi que des flux migratoires, notamment dans le cadre du projet Tuvalu à Aubervilliers.

→ Atelier TRANS305
→ TUVALU
→ Musée du Monde en Mutation
→ Marbre d’ici

Nathalie Blanc est chercheuse au CNRS sur les questions d’environnement et poète-géographe. Son apport à la recherche concerne le thème de la nature en ville et de l’esthétique environnementale. Elle publie en 2016 Les formes de l’environnement. Manifeste pour une esthétique politique (MétisPress) et Form, art, and environment : engaging in sustainability (Routledge). Ses travaux artistiques empruntent à des médias divers. En 2015, elle a contribué en tant que commissaire et artiste à l’exposition « J’ai mal ! J’ai peur ! » (Galerie Vivo Equidem). Des lectures et performances filmées ont été mises en scène à partir du recueil poétique et scientifique Atmoterrorismes. Le recueil Mémoires Climatiques, élaboré à partir d’une expérimentation participative sur les berges de Seine, a donné lieu à performance à la Gaîté Lyrique dans le cadre d’ArtCOP21.

→ Ladyss / UMR 7533
→ Expo « J’ai mal ! J’ai peur ! »
→ Festival ArtCOP21
→ Site de Nathalie Blanc